Révolution et politesse : qui a gagné ?

La politesse a toujours été un marqueur social. Un langage codé évoluant au fil des époques et des révolutions. Depuis l’Ancien Régime jusqu’à aujourd’hui, elle oscille entre raffinement et décontraction. Mais d’où viennent ces codes et pourquoi changent-ils ?
La politesse chez les aristocrates
La politesse sous l’Ancien Régime est une affaire de cour. À Versailles, chaque geste, chaque mot est codifié à l’extrême. Les règles de bienséance régissent non seulement les interactions sociales mais aussi l’image de soi. Un noble bien éduqué doit maîtriser les salutations, l’art du compliment et l’étiquette à table.
Mais la politesse n’est pas seulement une question de bonnes manières. Elle est aussi un outil de distinction sociale. Comme disait Balzac, elle permet aux élites de se reconnaître entre elles, d’exclure les non-initiés. Être bien élevé signifie appartenir au bon cercle, une idée qui perdure encore aujourd’hui.
Cette vision élitiste va être mise à mal avec la Révolution. Dès 1789, les révolutionnaires s’attaquent aux codes aristocratiques. Le « Monsieur » et la « Madame » sont remplacés par « Citoyen » et « Citoyenne ». Le tutoiement devient la norme, et le vouvoiement, un vestige d’un monde révolu. Plus radical encore, certains veulent instaurer une tenue unique pour tous les Français afin d’effacer les distinctions sociales.
Mais la politesse, même révolutionnaire, finit toujours par revenir sous une autre forme. Avec la chute de Robespierre, la civilité fait son retour, plus bourgeoise que jamais.

Le virage bourgeois
Si la Révolution a balayé l’étiquette aristocratique, elle a laissé place à une nouvelle classe dominante : la bourgeoisie. À partir de 1830, cette dernière impose son propre code de politesse. Contrairement à la noblesse qui n’avait pas besoin d’être polie pour affirmer son statut, le bourgeois en fait un signe distinctif. Être bien élevé, savoir s’habiller, parler correctement, tout cela devient un moyen de prouver qu’on « appartient ».
Les manuels de savoir-vivre se multiplient : « Le code du cérémonial », « Les usages du monde », « La politesse pour tous »… rédigés par des baronnes et marquises recyclées dans l’édition. À travers ces ouvrages, la société se rigidifie encore plus que sous l’Ancien Régime. L’Angleterre victorienne influence fortement ces nouvelles normes, avec un souci exacerbé de la pudeur et de la bienséance.
Mais peu à peu, la politesse se détend. À la fin du XIXe siècle, l’industrialisation et la montée des idées modernes commencent à fissurer ce carcan. Ce relâchement s’accentue au XXe siècle, notamment sous l’effet des guerres et de l’émancipation des femmes.
Les guerres modernent bouleversent totalement les rapports sociaux. Dans les tranchées, il n’y a plus de hiérarchie rigide, et la distinction sociale fondée sur la politesse s’efface. Après-guerre, c’est une toute autre France qui émerge, bien plus libre dans ses manières.

Libération et nouveaux codes
Les années 1920 amorcent la grande révolution des mœurs. La femme, longtemps confinée aux règles de bonne conduite, entre dans la vie active. Elle fume, conduit et sort sans chaperon. Les formes de politesse changent également. La distinction entre les classes s’atténue, et les salutations deviennent plus informelles.
Les années 1960-70 achèvent cette métamorphose avec Mai 68. Le tutoiement, autrefois révolutionnaire, devient le symbole de la jeunesse contestataire. Dire « vous » dans un cadre informel est perçu comme froid, distant. On assiste aussi à une inversion des rapports. Ce n’est plus seulement le subordonné qui salue le supérieur, mais parfois l’inverse, dans un esprit de modernité et de proximité.
Aujourd’hui, la politesse n’a pas disparu, elle s’est adaptée. Dans un monde où les échanges sont instantanés (mails, messages, réseaux sociaux), elle devient plus souple. Les « Cordialement » et « Bien à vous » ont remplacé les longues formules de correspondance du XIXe siècle. L’oralité prend le pas sur l’écrit, et les jeunes générations réinventent leur propre langage.
Mais chaque époque a ses interdits : au XIXe siècle, on ne parlait pas de sexualité en public. Aujourd’hui, c’est la grossièreté qui est devenue tabou.

