Versailles et sa ménagerie extraordinaire

À Versailles, tout est démesure. Même les animaux. La ménagerie royale, née en 1662, n’est pas un simple zoo : c’est un instrument de pouvoir. Lions, autruches, éléphants… ces bêtes venues d’ailleurs intriguent autant qu’elles impressionnent. Derrière ce parc animalier, tout un système se met en place : architecture, science et diplomatie.
La naissance du zoo
En achetant la ferme de La Boissière, le roi Louis XIV obtient les hectares nécessaires pour faire naitre son projet. L’architecte Louis Le Vau construit un petit château relié à un pavillon octogonal. Autour, sept enclos rayonnent : où qu’il se tienne, le roi voit tout. Le plan, inspiré des volières antiques, affirme une chose : l’ordre part du centre, et au centre, il y a lui : le roi Soleil.
La collection s’étoffe vite : perroquets, cygnes noirs, dromadaires, lynx et un jeune éléphant. Chaque nouvelle créature à poils ou à plumes, annoncée dans les gazettes, montre que Versailles fait venir le monde à ses pieds. Les loges sont aménagées et décorées sur mesure, comme de véritables petits théâtres pour chaque espèce. Un bassin en triangle pour les pélicans, une rocaille sableuse pour les autruches… Ici, la nature obéit au décor : du marbre et de l’or.
Mais la ménagerie, ce n’est pas que du décor. Dans l’ombre des lions se trouvent vaches hollandaises, brebis de Barbarie et poules sultanes. La table royale reçoit lait, viande et œufs « made in Versailles ». Le domaine agricole couvre plus de deux cents hectares, entretenus par jardiniers, laboureurs et vachers. La science y a aussi sa place : chaque bête morte passe sur la table de dissection avant d’être empaillée, prolongeant sa carrière au service de la gloire royale.

Approvisionnement et logistique royale
Capturer un éléphant en Inde ou un condor aux Andes n’est pas pour le chasseur du dimanche. Mosnier Gassion, le fournisseur en chef, marchande, entasse les cages dans les cales, puis met le cap sur Marseille. Là, on compte les survivants, on règle les soins, on reforme les convois terrestres. Une seule facture de 1687 mentionne quatre-vingt-quinze poules sultanes, huit autruches et divers moutons exotiques : plus de cinq mille livres d’un trait pour la fantaisie aviaire du moment.
La route jusqu’à Versailles ressemble à une tournée de cirque : grands herbivores, fauves en caissons blindés, pélican dans une baignoire roulante. À chaque relais, on graisse les essieux, on change paille et eau, on masse la peau des rhinocéros à l’huile douce. Malgré ces précautions, la mortalité reste élevée et le trésor royal grince. Au milieu du XVIIIᵉ siècle, la ménagerie engloutit environ soixante-cinq mille livres par an, soit la dépense d’un régiment de cavalerie.
Une fois installés, les pensionnaires mangent mieux que bien des courtisans : bœuf frais pour les lions, tonnes de poissons pour les pélicans, lait d’ânesse pour un babouin nouveau-né. Tout est noté : rations, soins vétérinaires, sel pour les chameaux, médicaments pour un zèbre blessé. Versailles invente, sans le dire, la première clinique vétérinaire. Malgré tous ces soins et cette attention, la mortalité reste élevée. Les espèces exotiques supportent mal le climat, le voyage et la captivité.

Artistes et savants curieux
Aux premières lueurs du jour, peintres et dessinateurs prennent place au bord des enclos. Pieter Boel étudie la cambrure d’un flamant, Nicolas Robert capture la palette d’un toucan. Ces images deviennent tapisseries, porcelaines, gravures : la ménagerie imprime son exotisme dans l’art européen.
Les savants profitent du laboratoire animal. Perrault dissèque castor et gazelle, compare squelette de dromadaire et charpente de cheval. On observe gestations, tentatives d’acclimatation, taux de mortalité. Certaines innovations sont maladroites. On ne réussit jamais à faire se reproduire les autruches. Mais l’idée moderne du zoo scientifique prend racine ici.
Le public est conquis. Les ambassadeurs gravissent l’escalier en colimaçon et admirent en panorama le « rond-point » d’animaux. Les dames rient quand un singe arrache un ruban. La cour voit dans ce spectacle la preuve que la France règne sur la mode et les art.
Après 1715, l’enthousiasme se tasse. Louis XV préfère les fêtes, les philosophes grincent contre des dépenses jugées inutiles. En 1750, un témoin ne compte plus qu’un pélican, deux tigres, un dromadaire. La Révolution met fin à la ménagerie. En 1794, les derniers animaux sont transférés au Jardin des Plantes. Le rhinocéros, mort noyé l’année précédente, y est envoyé et empaillé.
